CHAPITRE 2

Lamont a profité de sa réélection à l’automne dernier pour renvoyer tous les membres de son équipe. Les nouveaux départs, c’est une obsession chez elle. Surtout avec les gens. Une fois qu’ils ont rempli leur rôle, il est temps de procéder à un changement, ou plutôt, comme elle dit, à une résurrection, en se débarrassant de ce qui n’est plus essentiel.

Bien qu’elle ne soit pas du genre à gaspiller son énergie en cogitations d’ordre personnel, une lointaine partie d’elle-même a conscience que son incapacité à maintenir des relations à long terme risque de lui nuire à mesure qu’elle vieillit. Son père, par exemple, un homme beau et plein de charme qui avait merveilleusement réussi dans la vie, est mort seul à Paris l’an dernier, et son corps a été découvert seulement après plusieurs jours. En inspectant ses affaires, Lamont a trouvé des années de cadeaux d’anniversaire ou de Noël jamais ouverts, dont un certain nombre d’objets d’art en verre qu’elle lui avait offerts. Cela expliquait pourquoi il n’avait jamais pris la peine de faire appeler sa secrétaire ni de lui dicter un mot de remerciements.

Le palais de justice du comté de Middlesex est une tour en béton et briques située dans le cœur morne, rongé par la criminalité, du centre administratif de Cambridge. Le bureau de Lamont se trouve au premier étage. Lorsqu’elle sort de l’ascenseur et voit la porte du service des enquêtes fermée, sa météo interne vire à l’orage. Win ne sera pas de retour à son poste avant Dieu sait combien de temps. Maintenant qu’il a été muté à Watertown, elle aura du mal à exiger qu’il soit là chaque fois qu’elle le souhaite.

— Que se passe-t-il ? demande-t-elle en trouvant son attaché de presse, Mick, assis sur le canapé dans son bureau en coin, en train de parler au téléphone.

Comme à son habitude, elle mime un couteau qui tranche une gorge pour lui ordonner de mettre fin immédiatement à cet appel. Ce qu’il fait.

— Ne me dites pas qu’il y a un problème. Je ne suis pas d’humeur à supporter des problèmes.

— On a un petit souci, répond Mick, encore débutant mais prometteur.

Il est beau, distingué, il présente bien et il fait ce qu’on lui demande. Lamont s’installe à son bureau de verre, à l’intérieur de son antre rempli d’objets en verre. Son palais de glace, comme dit Win.

— Si c’était un petit souci, vous ne seriez pas dans mon bureau, prêt à vous jeter sur moi dès mon arrivée, dit-elle.

— Désolé. Je ne dirai pas que je vous l’avais dit...

— Vous venez de le dire.

— J’ai souvent exprimé mon opinion sur votre ami journaliste.

Il parle de Cal Tradd. Lamont n’a pas envie d’entendre la suite.

— Laissez-moi trouver un moyen de formuler ça délicatement, dit Mick.

Il en faut beaucoup pour la déstabiliser, mais elle connaît les signes avant-coureurs. La poitrine qui se serre, un souffle glacé dans la nuque, une interruption du rythme régulier de son cœur.

— Que vous a-t-il dit ? demande-t-elle.

— Je me soucie surtout de ce que vous lui avez dit. Avez-vous fait quelque chose pour provoquer sa rancune ? demande Mick sans prendre de gants.

— De quoi parlez-vous ?

— Peut-être l’avez-vous vexé, d’une manière quelconque. En offrant, par exemple, cet article de une au Globe et pas à lui, le mois dernier.

— Pourquoi est-ce que je le lui offrirais ? Il travaille pour un journal d’étudiants.

— Pour quelle autre raison voudrait-il se venger ?

— Les gens n’ont jamais besoin de raison, apparemment.

— YouTube. Mis en ligne il y a quelques heures. Franchement, je ne sais pas comment on va faire.

— À quel sujet ? Et je vous signale que votre boulot consiste à savoir ce qu’il faut faire, dans tous les cas, rétorque-t-elle.

Mick se lève du canapé, avance vers elle, prend possession de son ordinateur et se connecte sur YouTube.

Un vidéo-clip.

Carly Simon chante You’re So Vain, «Tu es si vaniteux », et on voit Lamont entrer dans des toilettes pour dames, s’arrêter devant un lavabo, ouvrir son sac à main en peau d’autruche. Elle retouche son maquillage devant la glace, elle s’arrange, elle étudie son visage et sa silhouette sous tous les angles ; elle fait des essais avec les boutons de son chemisier, lequel fermer, lequel laisser ouvert. Elle tire sur sa jupe, elle remet son collant en place. Puis elle ouvre la bouche en grand pour examiner ses dents. En fond sonore, un texte extrait de sa campagne de réélection : «Agissons contre le crime. Monique Lamont, procureur du comté de Middlesex. »

Mais à la place d’une paire de menottes qui se referme brutalement à la fin du spot, ce sont ses dents qui claquent dans le miroir.

— C’est à cause de ça que vous avez évoqué Cal ? (Sévère.) Vous avez immédiatement supposé que c’était lui le responsable ? Sur quelle base ?

— Il est comme votre ombre, il ne vous quitte pas. Il est immature. C’est typiquement le genre de choses que ferait un étudiant...

— Vous parlez d’une preuve ! (Sarcastique.) Heureusement que c’est moi le procureur et pas vous.

Mick secoue la tête, les yeux écarquillés.

— Vous allez prendre sa défense ?

— Il n’a pas pu faire une chose pareille. La personne qui a enregistré ça se trouvait dans les toilettes pour dames, assurément. Autrement dit, c’était une femme.

— Il a pu très facilement passer pour une fille,...

— Mick. Cal me suit comme un chiot ; il a traîné autour de moi en permanence quand j’étais à l’école des sciences politiques. Il n’a pas eu le temps déjouer les travestis ou de se cacher dans les toilettes pour dames.

— Je ne savais pas...

— Évidemment. Vous n’étiez pas là. Mais vous avez raison : la priorité, dans tous les cas, c’est de découvrir qui m’a trahie. (Elle fait les cent pas.) Certainement une étudiante qui était dans un WC ; elle m’a vue par la porte entrouverte et elle a filmé tout ça avec son téléphone portable. C’est le prix à payer quand on est un personnage public. Personne ne prendra ça au sérieux.

Mick la regarde d’un air hébété, comme si elle venait de tomber d’une étagère et de se briser en mille morceaux, telle une de ses œuvres en verre.

— De plus, ajoute-t-elle, ce qui compte, c’est d’apparaître sous un jour flatteur. Et je suis heureuse d’affirmer que c’est le cas. (Elle se repasse le clip, rassurée par la beauté exotique de son visage, ses dents parfaites, ses jambes galbées et sa poitrine enviable.) Notez-le bien, Mick. C’est comme ça que ça marche ici.

— Pas exactement. Le gouverneur a appelé.

Elle cesse de faire les cent pas. Le gouverneur n’appelle jamais.

— Au sujet de YouTube, précise Mick. Il veut savoir qui se cache derrière.

— Voyons voir... J’ai dû l’inscrire quelque part.

— Quel que soit le coupable, c’est gênant. Et quand votre image en prend un coup, la sienne aussi, étant donné que c’est lui qui...

— Qu’a-t-il dit exactement ?

— Je ne lui ai pas parlé directement.

— Évidemment ! (Elle se remet à faire les cent pas rageusement.) Personne ne lui parle directement.

— Pas même vous.

Comme s’il était nécessaire de le lui rappeler.

— Après tout ce que vous avez fait pour lui, ajoute Mick. Vous ne l’avez pas vu une seule fois. Il ne répond pas à vos appels...

— On tient peut-être une occasion. (Elle lui coupe la parole une fois de plus ; ses pensées sont comme des boules de billard, elles s’éparpillent sur le tapis, elles rentrent dans les poches avec un bruit sec.) Oui. Absolument. La meilleure des vengeances, c’est le succès. Alors, que va-t-on faire ? Transformer cette débâcle à mon avantage. J’ai enfin la chance d’obtenir une audience auprès de Son Altesse et son soutien pour ma nouvelle initiative de lutte contre le crime. Quand il verra ce qu’il peut en tirer, ça l’intéressera.

Elle ordonne à Mick d’appeler le secrétaire du gouverneur. Immédiatement. Il faut qu’elle s’entretienne sur-le-champ avec Howard Mather, c’est urgent. Mick laisse entendre qu’elle devra peut-être «ramper », et Lamont lui rappelle qu’il ne doit jamais utiliser ce mot, sauf pour parler de quelqu’un d’autre. Toutefois, concède-t-elle, si elle reconnaît enfin Mather comme son mentor, cela aura un impact. Elle a vraiment besoin de ses conseils. Voilà qu’elle se retrouve soudain projetée dans un cauchemar d’attaché de presse. Elle craint que cela ne rejaillisse défavorablement sur lui et elle ne sait pas quoi faire.

— Il aura du mal à résister, ajoute-t-elle.

— Mais s’il résiste quand même ?Je fais quoi ?

— Arrêtez de me demander de faire votre boulot à votre place ! éructe-t-elle.

 

 

Dans un quartier très différent de Cambridge se trouve la maison en bois délabrée dans laquelle Win a été élevé par sa grand-mère, Nana. Envahi par le lierre, les buissons en fleur et les arbres, son jardin est devenu une colonie d’abris pour les oiseaux et les chauves-souris, et de mangeoires.

La moto de Win tressaute et dérape dans l’allée en terre creusée d’ornières. Il se gare derrière l’antique Buick de Nana. Quand il ôte son casque, ses oreilles s’emplissent de la musique de conte de fées des carillons qui dansent dans le vent, comme si des esprits magiques étaient perchés dans les arbres et l’avant-toit de chez Nana. Celle-ci affirme qu’ils chassent les entités malfaisantes et obsédantes, dont les voisins font certainement partie, se dit Win. Égoïstes, bornés et grossiers. Ils se disputent pour des allées communes, des places de parking privées. Ils regardent d’un œil méfiant le flot permanent des visiteurs qui viennent frapper à la porte de Nana.

Il ouvre le coffre de la vieille Buick, que Nana n’a pas pris la peine de fermer à clé, évidemment ; il y dépose son équipement de moto, puis ouvre la porte de derrière et enjambe la ligne de sel sur le sol. Sa grand-mère est assise dans la cuisine, en train d’emballer des feuilles de laurier dans de grandes bandes de ruban adhésif transparent, la télé diffuse de la musique classique. Miss Dog – sourde, aveugle et en théorie volée puisque Win l’a subtilisée à sa propriétaire qui la maltraitait – ronfle sous la table.

Il dépose son sac de sport sur le comptoir, puis un sac à dos rempli de provisions, et se penche vers Nana pour l’embrasser sur la joue.

— Ta voiture n’était pas fermée, comme d’habitude. Ta porte non plus et l’alarme n’est pas branchée.

— Mon petit chéri. (Ses yeux brillent, ses longs cheveux blancs comme neige sont relevés sur sa tête.) Raconte-moi ta journée.

Win ouvre le réfrigérateur et les placards ; il range les courses.

— Les feuilles de laurier ne repoussent pas les cambrioleurs, dit-il. C’est pour ça que tu as un système d’alarme et de bonnes serrures. Est-ce qu’au moins tu verrouilles tes portes et branches l’alarme la nuit ?

— Personne ne s’intéresse à une vieille femme qui n’a rien à voler. De plus, j’ai toute la protection dont j’ai besoin.

Win pousse un soupir, inutile de lui casser les pieds. Il s’assoit sur une chaise et pose ses mains sur ses genoux car il n’y a pas de place sur la table : chaque centimètre carré est occupé par des cristaux, des bougies, des statuettes, des icônes, des talismans, des porte-bonheur. Nana lui tend deux grandes feuilles de laurier plastifiées ; ses bijoux en argent tintent, elle porte une bague à chaque doigt, des bracelets jusqu’aux coudes.

— Mets ça dans tes bottes, mon chéri, dit-elle. Une dans la gauche, l’autre dans la droite. Ne fais pas comme la dernière fois.

— C’est-à-dire ?

Il glisse les feuilles dans sa poche.

— Tu ne les as pas mises dans tes chaussures, et qu’a fait la Bogue ? (C’est ainsi qu’elle surnomme Lamont : une enveloppe pleine de piquants, sans rien à l’intérieur.) Elle t’a confié un horrible travail. Dangereux. Le laurier est l’herbe d’Apollon. Quand tu la portes dans tes chaussures, dans tes bottes, tu prends appui sur la victoire. Fais bien attention à ce que la pointe soit dirigée vers l’avant et la tige vers le talon.

— Trop tard, je viens d’hériter d’un autre horrible travail.

— Plein de mensonges, dit Nana. Attention à ce que tu fais car ça n’est pas du tout ce qu’elle dit.

— Je sais de quoi il s’agit. L’ambition. L’égoïsme. L’hypocrisie. La vanité. L’envie de me persécuter. Nana coupe une autre longueur de ruban adhésif.

— La justice est ce dont j’ai besoin, en pensées, en paroles et en actes. Je vois une enseigne qui tourne sur elle-même et des traces de pneus sur la chaussée. Des traces de dérapage. Qu’est-ce que ça signifie ?

Win pense à l’accident de moto de Stump.

— J’ai une idée, dit-il.

— Sois très prudent, mon chéri. Surtout sur ta moto. J’aimerais mieux que tu ne conduises pas cet engin.

Elle plastifie une autre feuille.

Quand le prix de l’essence s’est envolé, il a vendu son Hummer et acheté la Ducati. Quelle coïncidence : une semaine plus tard, Lamont a instauré un nouveau règlement stipulant que seuls les enquêteurs en service pouvaient rentrer chez eux avec leur véhicule de fonction.

— Pour ce soir ton vœu est exaucé, dit-il, car j’ai besoin de mettre de l’essence dans ton vieux cuirassé. Je te le rapporterai demain. Même si tu n’as aucune raison de prendre le volant.

Il ne peut pas l’empêcher de conduire. Alors il veille au moins à ce qu’elle ne tombe pas en panne sèche sur le bas-côté, en pleine nature. Nana a tendance à oublier les réalités triviales, comme mettre de l’essence dans sa voiture, vérifier le niveau d’huile, s’assurer que les papiers sont dans la boîte à gants, verrouiller ses portes, faire des courses, payer les factures. Des petites choses dans ce genre.

— Tes vêtements seront tout propres. Comme toujours, mon chéri. (Elle montre le sac de gym sur le comptoir.) Dès que quelque chose touche ton corps, la magie opère.

Encore un des rituels de Nana auquel il se soumet. Elle insiste pour laver à la main sa tenue de sport, dans une décoction spéciale qui lui donne une odeur de plantes aromatiques, après quoi elle l’enveloppe dans du papier de soie blanc, avant de la ranger dans son sac. Un troc journalier. Une histoire d’échange d’énergies. Quand il transpire, cela fait sortir l’énergie négative, remplacée par les herbes des dieux. Du moment que ça la rend heureuse. Toutes ces choses qu’il fait sans que les gens le sachent.

Miss Dog remue ; elle pose sa tête sur sa patte. Nana dépose une feuille de laurier au milieu d’une bande de ruban adhésif. Elle prend une boîte d’allumettes, elle allume une bougie de l’archange saint Michel dans un petit pot en verre coloré et dit :

— Quelqu’un fourre son nez partout et cette personne le paiera. Très cher.

— Fourrer son nez partout, c’est son activité quotidienne, répond Win.

— Non, pas la Bogue. Quelqu’un d’autre. Une créature non humaine.

Nana ne parle pas d’un animal ou d’une pierre. Pour elle, les « non-humains » sont des gens dangereux, incapables d’éprouver de l’amour ou des remords. En d’autres termes, des sociopathes.

— Une seule personne vient immédiatement à l’esprit, dit Win.

— Non. (Nana secoue la tête.) Mais elle est en danger.

Il tend la main au-dessus de la table, prend les clés de la voiture de Nana, accrochées au bras tendu d’une statuette égyptienne en céramique.

— Le danger lui évite de s’ennuyer, dit-il.

— Tu ne repartiras pas d’ici, mon chéri, sans avoir mis ces feuilles de laurier dans tes bottes.

Win ôte ses bottes de moto, y glisse les feuilles de laurier en s’assurant qu’elles sont orientées dans le bon sens, conformément aux instructions du fabricant.

Nana dit :

— Aujourd’hui, c’est le jour de la déesse Diana ; elle commande à l’argent et au cuivre. Le cuivre est l’ancien métal de la lune. Il transporte l’énergie spirituelle, et aussi la chaleur et l’électricité. Mais prends garde ! Il est également utilisé par des gens mauvais pour répandre les canulars. Voilà pourquoi on le vole à tour de bras de nos jours. Parce que le mensonge règne. L’esprit obscur de la haine et des mensonges domine la planète désormais.

— Tu regardes trop Lou Dobbs.

— J’adore cet homme ! La vérité est ton armure, mon chéri. (Elle plonge la main dans une poche de sa longue jupe et en sort une petite bourse en cuir, qu’elle dépose dans la paume de Win.) Et voici ton épée.

Il défait les cordons. À l’intérieur se trouvent un penny étincelant et un petit cristal.

— Garde-les sur toi en permanence. Rassemblés, ils forment une baguette magique de cristal.

— Super, dit-il. Peut-être que je pourrai transformer Lamont en crapaud.

 

 

Peu de temps après le départ de Win, Nana emporte une boîte de sel dans sa salle de bains à l’étage, dont les miroirs octogonaux accrochés dans les coins renvoient l’énergie négative à l’expéditeur.

 

Maléfices par ici envoyés,

Retournez d’où vous venez !

 

Elle ne se couche jamais sans se laver, de crainte que les choses déplaisantes de la journée perdurent dans ses rêves. Elle sent la présence du non humain. Une présence enfantine, pleine d’espièglerie et de malveillance, de ressentiment et de fierté. Elle répand du sel sur le sol de la douche, fait couler l’eau et récite un autre sort :

 

Lune montante et soleil couchant,

Mon travail sacré n’est jamais fini.

Le souffle et la lumière pour moi sont unis.

Guerrier de la justice, je t’attends !

 

Le sel sous ses pieds attire la mauvaise énergie hors de son corps et l’envoie dans les canalisations. Elle conclut sa douche par une décoction de persil, de sauge, de romarin et de thé qu’elle a fait bouillir dans une théière en étain ce matin. Elle verse le mélange parfumé sur sa tête pour purifier son aura car son travail la met en présence de nombreuses personnalités, pas toutes bonnes, surtout celle-ci. La non humaine. Une jeune créature qui erre dans les parages. Elle est tout près maintenant, elle attend quelque chose de Nana, une chose qui lui est très chère.

— Mon plus puissant instrument de magie est mon être lui-même, dit-elle à voix haute. Je t’attraperai entre deux doigts ! lui lance-t-elle en guise d’avertissement.

Dans sa chambre, elle ouvre un tiroir d’où elle sort un petit sac en soie rouge rempli de clous en fer ; elle le glisse dans la poche gauche de sa chemise de nuit blanche toute propre. Elle s’assoit à côté de Miss Dog sur le lit et écrit dans son journal à la lumière des bougies blanches. Elle note ses réflexions habituelles sur la magie et les sortilèges, et l’œuvre du mage. Le journal est épais, relié en cuir d’Italie, et elle en remplit les pages, comme celles de nombreux autres journaux, depuis de nombreuses années, de sa large écriture ornée de pleins et de déliés. Une lourde fatigue s’abat sur elle, les bougies sont éteintes, elle a déjà un pied au pays du sommeil lorsqu’elle se redresse en sursaut dans le noir. Elle sort le sac de clous de la poche de sa chemise de nuit et le secoue bruyamment.

Miss Dog, sourde et en train de ronfler, ne bouge pas. Des bruits de pas en bas, sur le parquet du couloir, entre la cuisine et le salon.

Nana se lève d’un bond et fait tinter les clous encore une fois, tout en jaillissant hors de la chambre.

— Je te punirai selon la loi du trois fois trois ! lance-t-elle.

Les bruits de pas se précipitent. Stomp-stomp-stomp-stomp. La porte de la cuisine claque. Nana regarde par la fenêtre, elle voit une ombre courir en emportant quelque chose. Elle dévale l’escalier, sort de la maison et erre dans son jardin envahi par la végétation, tandis que les carillons s’entrechoquent et tintent, agités et en colère. Elle ressent le vide de ce qui n’est plus là. Puis le bruit d’une voiture et au loin, au bout de la rue, deux feux arrière qui sont les yeux écarlates du diable.